CHAPITRE VINGT-SEPT

Honor Harrington était assise devant le hublot panoramique, l'âme aussi glacée que l'espace au-delà du plastoblinde. L'amiral Matthews, Alice Truman et Alistair McKeon, assis derrière elle, demeuraient silencieux.

Dix-neuf. Ils avaient retrouvé dix-neuf des membres de l'équipage du Madrigal, et ce chiffre avait suffi à vaincre la réserve du capitaine Theisman, enfin. Il n'y avait aucune trace des survivants dans la base de données de Merle. Apparemment, Williams avait tout effacé, mais Theisman avait lui-même récupéré les rescapés du Madrigal, et ils étaient alors cinquante-trois. Dont vingt-six femmes. Sur ce nombre, seules l'enseigne Jackson et Mercedes Brigham avaient survécu, et Fritz Montoya avait un air sinistre en décrivant les blessures internes de Brigham et ses os brisés. Honor s'était arrangée pour que Theisman soit présent lors du rapport de Montoya, et le capitaine havrien avait blêmi et s'était tourné vers elle, horrifié.

« Capitaine Harrington, je vous jure que j'ignorais à quel point la situation était terrible. » Il avait dégluti avec difficulté. « S'il vous plaît, il faut me croire. Je... je savais qu'on leur menait la vie dure mais je ne pouvais rien y faire et... je ne savais pas que c'était si dur.

Sa détresse, tout comme sa honte, était sincère. Le bosco du Madrigal l'avait confirmé, c'étaient bien les missiles de Theisman qui avaient tué l'amiral, et Honor aurait voulu le haïr pour ça.

Elle le voulait tant que c'en était douloureux, mais la détresse de Theisman lui avait aussi enlevé cette haine.

« Je vous crois, capitaine, avait-elle répondu, lasse, avant de prendre une profonde inspiration. Seriez-vous prêt à témoigner devant une cour graysonienne sur les faits dont vous avez personnellement connaissance ? Personne ne vous demandera pourquoi vous avez "émigré" vers Masada. J'ai la parole de l'amiral Matthews sur ce point. Mais très peu de véritables Masadiens témoigneront volontairement contre Williams et ses bêtes sauvages.

— Oui, madame. » La voix de Theisman était glaciale. « Oui, madame, je témoignerai. Et... je suis désolé, capitaine. Plus que je ne saurais le dire. »

Maintenant elle regardait les étoiles et son cœur se serrait dans sa poitrine car, si les bases de données de Merle ne recelaient aucune information sur les prisonniers, elles en contenaient sur d'autres sujets. Elle savait enfin à quel type de vaisseau elle serait confrontée, et il ne s'agissait pas d'un croiseur lourd. Loin de là.

« Eh bien, dit-elle enfin, au moins nous savons.

— Oui, madame », fit calmement Alice Truman. Elle s'arrêta un instant, puis posa la question que tous avaient à l'esprit : « Que faisons-nous maintenant, madame ? »

La partie droite de la bouche d'Honor se déforma en un sourire sans humour, car au fond d'elle-même elle avait bien peur de connaître la réponse. Elle disposait d'un croiseur lourd et d'un contre-torpilleur endommagés, plus un croiseur léger parfaitement inutilisable, et elle se trouvait face à un croiseur de combat qui jaugeait huit cent cinquante mille tonnes. Ce qui restait de la flotte de Grayson était négligeable : si elle engageait les équipages graysoniens contre un croiseur de combat de classe Sultan, autant les abattre elle-même. Quant à son propre navire, il n'était pas non plus de taille : un Sultan transportait presque le double de son armement, cinq fois plus de munitions et jouissait de barrières latérales bien plus résistantes que les siennes. Malgré l'électronique plus performante de l'Intrépide, il n'y aurait guère de survivants si le Troubadour et lui s'opposaient main dans la main au Tonnerre divin.

« Nous faisons de notre mieux, Alice », répondit-elle doucement. Elle se redressa, se détourna du hublot panoramique et reprit d'une voix plus professionnelle : « Ils peuvent encore décider de ne pas aller plus loin. Ils ont perdu quasiment toutes leurs unités masadiennes, ce qui laisse Havre sans couverture. Le commandant du Tonnerre divin en sera tout aussi conscient que nous, et il ne peut pas deviner sous combien de temps nous attendons nos renforts.

— Mais nous, nous le savons, madame. » La voix de McKeon était calme. « Les transporteurs n'atteindront pas Manticore avant neuf jours. Ajoutez-en quatre pour que la Flotte réagisse et... » Il haussa les épaules.

« Je sais bien. » Honor tourna les yeux vers Truman. « Les noyaux d'impulsion et les voiles Warshawski de l'Apollon sont en bon état, Alice. Vous pouvez nous faire gagner cinq jours sur ce délai.

— Oui, madame. » Truman avait l'air de le regretter mais elle ne pouvait rien faire pour se rendre utile sur place.

« Alistair, nous allons devoir nous concerter, vous et moi, en rentrant sur Grayson. Il va falloir la jouer fine si nous avons à combattre.

— Oui, madame », fit McKeon, aussi calmement que Truman. Honor se tourna vers l'amiral Matthews, qui s'éclaircissait la gorge.

« Capitaine, personne ne se doutait que vous vous attaquiez à si forte partie, mais vos hommes ont déjà fait – et souffert – beaucoup plus pour nous que nous n'étions en droit d'attendre. J'espère que le capitaine du Tonnerre divin aura le bon sens de comprendre qu'il a perdu la partie et de se retirer. Dans le cas contraire, cependant, Grayson tiendra probablement en dépit de tous les efforts des Fidèles jusqu'à l'arrivée de vos renforts. »

Il se tut. Honor savait ce qu'il essayait de dire, et pourquoi il n'y arrivait pas tout à fait. Les navires manticoriens avaient peu de chances de sortir vivants d'un affrontement avec un bâtiment de classe Sultan et l'homme en lui voulait lui laisser une porte de sortie, lui trouver une bonne raison de reculer et de survivre. Pourtant, le militaire qu'il était savait à quelles extrémités les Masadiens pourraient s'abaisser en apprenant ce qui était arrivé à Merle, à leur flotte et au Principauté. Les gens désespérés font des choses irrationnelles... or l'ennemi s'était dit prêt à user de l'arme nucléaire contre Grayson alors qu'il n'était pas encore désespéré.

Si faibles que fussent leurs chances contre un Sultan, l'Intrépide et le Troubadour étaient tout ce qui restait à Grayson, et si Honor décidait de les retirer...

« Peut-être, amiral, répondit-elle sereinement, mais s'ils sont assez fous pour poursuivre à ce stade, nul ne saurait dire de quoi ils sont capables. Et même si on le savait, mon boulot consiste à protéger cette planète.

— Mais vous n'êtes pas des Graysoniens, capitaine. » La voix de Matthews était aussi paisible que la sienne et elle haussa les épaules.

« Non, en effet. Mais nous avons partagé beaucoup d'épreuves avec vos hommes, et nous avons un compte à régler avec Masada. » Elle entendit un léger grognement d'approbation du côté de McKeon. « L'amiral Courvosier aurait souhaité que je reste à vos côtés comme il l'a fait, monsieur, poursuivit-elle en écartant sa peine et son sentiment de culpabilité. Et, plus important encore, c'est ce que ma reine attend de moi – et ce que j'attends de moi-même. » Elle secoua la tête. « Nous n'allons nulle part, amiral Matthews. Si les Masadiens veulent encore Grayson, ils devront d'abord nous passer sur le corps. »

 

« Oui, monsieur. Je crains que ce ne soit confirmé. » Le capitaine Yu était assis dans le bureau de l'honorable Jacob Lacy et l'ambassadeur de Havre paraissait tout aussi sombre que lui. À la différence de la plupart de ses collègues diplomates, Lacy était un officier de la flotte en retraite, détail pour lequel Yu se sentait profondément reconnaissant.

« Merde, murmurait maintenant l'ambassadeur. Et le Principauté aussi ?

— Tous, monsieur l'ambassadeur, répondit durement Yu. Tom Theisman a envoyé des infos au Vertu juste avant qu'Harrington ne lance son assaut final et la base de Merle a confirmé la destruction totale de la flotte masadienne avant que les communications ne soient coupées. Dans les faits, il ne reste plus que le Tonnerre, monsieur. »

Tandis qu'il l'admettait, sa voix se chargeait d'une fureur qui se consumait comme de la lave au fond de sa gorge. Si seulement le faisceau tracteur cinq n'était pas tombé en panne ! Si seulement ils n'avaient pas découvert que même l'anneau de flux était grillé ! Douze heures de réparation s'étaient transformées en vingt, puis vingt-cinq, et enfin ce gros connard, cet incompétent de Simonds, leur avait coûté un jour et demi de plus avec ses tergiversations ! Si ça n'avait pas été complètement insensé, Yu aurait juré que cet imbécile essayait de retarder leur retour à Yeltsin !

Et le résultat avait été catastrophique.

« Quelles sont maintenant les chances de Masada, capitaine ? demanda Lacy au bout de quelques instants.

— Ils auraient plus de chances s'ils essayaient d'éteindre l'Étoile de Yeltsin en pissant dessus, monsieur. Oh, je pourrais me charger d'Harrington. Ça n'irait pas sans mal – les Chevaliers stellaires sont de gros clients – mais je pourrais me débarrasser d'elle. Seulement on n'y gagnerait rien. Elle doit avoir demandé des renforts. Tous ses vaisseaux de guerre étaient présents à Merle, mais si elle a d'abord envoyé ses transporteurs, les renforts pourraient arriver sous dix ou douze jours. Car il y aura des renforts, prêts à nous botter le cul, monsieur. Nous avons détruit au moins un navire manticorien, et d'après le dernier rapport de Merle, nous avons encore tué quelques sujets de Sa Majesté là-bas. Harrington a sans doute la preuve que le Principauté sort de nos chantiers navals. Quoi qu'en pensent l'état-major et le gouvernement, la Flotte royale manticorienne ne va pas supporter ça sans réagir.

— Et si Masada contrôlait Grayson à leur arrivée ? » Au ton de sa voix, Lacy connaissait manifestement déjà la réponse. Yu grogna d'un air désabusé.

— Ça ne changerait rien du tout, monsieur l'ambassadeur. De toute façon, je doute que Grayson se rende, sachant que des renforts arrivent, et puis cet imbécile de Simonds est tout à fait capable d'ordonner des frappes nucléaires pour l'exemple. » Il serra les dents. « S'il le fait, monsieur, je refuserai d'obéir.

— Évidemment ! » Yu se détendit un peu à la réponse de l'ambassadeur. « Sur un plan moral, on ne peut pas justifier le massacre de civils. Quant aux répercussions diplomatiques, elles seraient désastreuses.

— Alors que voulez-vous que je fasse, monsieur ? demanda calmement le capitaine.

— Je ne sais pas. » Lacy se passa la main sur le visage et, le front plissé, contempla le plafond en silence pendant un long moment. Puis il poussa un soupir.

« Cette opération est foutue, capitaine, et vous n'en êtes pas responsable. » Yu hocha la tête en espérant – sans grande conviction – que l'état-major se rangerait à l'opinion de Lacy. « Grayson va se précipiter pour signer le traité, maintenant. En plus de souligner la menace masadienne, nous avons littéralement poussé Grayson dans les bras de Manticore. La gratitude autant que l'intérêt personnel va les rapprocher, et je ne vois aucun moyen de l'éviter. Si les Masadiens avaient procédé avec plus de vigueur, ou s'ils nous avaient autorisés à poster une escadre ou deux à Endicott pour vous soutenir, il en irait peut-être autrement, mais maintenant... »

L'ambassadeur se pinça le nez puis poursuivit lentement :

— J'aimerais tant que nous puissions tout simplement nous laver les mains de cette affaire, mais une fois que Grayson aura signé avec Manticore, nous aurons plus que jamais besoin d'une présence à Endicott. Et bien que je sois de plus en plus tenté de mépriser les "Fidèles", eux aussi vont avoir plus que jamais besoin de nous car Manticore et Grayson doivent mourir d'envie de les hacher menu. La difficulté, c'est de les garder en vie assez longtemps pour qu'ils comprennent.

— D'accord, monsieur. Mais comment on s'y prend ?

— On gagne du temps. C'est tout ce qu'on peut faire. Je vais envoyer mon vaisseau courrier demander la "visite" d'un escadron de combat ou deux, mais il se passera au moins un mois T avant qu'il en sorte quoi que ce soit. D'une façon ou d'une autre, nous allons devoir empêcher Masada de commettre une bêtise –enfin, une nouvelle bêtise – en repoussant toute contre-attaque manticorienne contre Endicott.

— Si vous me permettez, monsieur l'ambassadeur, ce serait vraiment bien si vous y arriviez.

— je ne garantis rien, fit Lacy, mais on ne peut guère espérer davantage pour l'instant. » Il balança lentement sa chaise d'avant en arrière puis hocha la tête. « Si vous parvenez à empêcher les Masadiens de se lancer dans de nouvelles opérations aventureuses contre Yeltsin, votre vaisseau se trouvera encore à Endicott, intact, lorsque les Manticoriens se montreront, n'est-ce pas ? » Yu acquiesça et l'ambassadeur se pencha sur son bureau. (^ Alors je veux que vous soyez parfaitement honnête avec moi, capitaine. Je sais combien vous êtes proche du capitaine Theisman, mais je dois vous poser une question. En admettant que ses hommes et lui aient survécu, s'en seront-ils tenus à leur couverture?

— Oui, monsieur. » La réponse de Yu était sans appel. « Personne n'y croira mais ils suivront les ordres. De plus, ils ont tous des papiers masadiens.

— Parfait. Alors voici ce que nous allons faire. Vous allez retarder le Glaive Simonds pendant que je travaille son frère et le Conseil des Anciens. Si nous pouvons éviter toute nouvelle offensive contre Grayson et préserver l'intégrité du Tonnerre, j'essayerai de bluffer quand Manticore voudra punir Masada. Lorsqu'ils arriveront, le Tonnerre redeviendra le PNS Saladin, une unité républicaine officielle chargée de défendre le territoire d'un allié de Havre.

— Mon Dieu, monsieur... Manticore n'avalera jamais ça!

— Probablement pas, concéda Lacy, mais si je peux les faire hésiter, même brièvement, à commettre un acte de guerre contre nous, la porte sera entrouverte. Et si je procède assez vite et que Masada accepte de payer des réparations substantielles, nous pourrons peut-être éviter l'invasion pure et simple d'Endicott jusqu'à l'arrivée de nos renforts.

— Monsieur l'ambassadeur, Masada n'a pas les moyens de payer des réparations. Ils se sont ruinés avec leur budget militaire.

— Je sais. Nous devrons les financer... Un élément de plus en notre faveur, si ça marche. »

Yu secoua la tête d'un air dubitatif. « Je me rends bien compte que vous n'avez pas beaucoup d'atouts en main, monsieur, mais ça me semble vraiment très mince. Et je vous garantis que les Masadiens ne seront pas d'accord – en tout cas pas spontanément. Je commence à les croire encore plus débiles que nous ne le pensions, et s'il y a une chose dont je suis sûr, c'est que les deux Simonds sont déterminés à ne pas laisser Masada devenir un État client de Havre.

— Même si la seule autre option est l'anéantissement?

— Je n'irais pas parier là-dessus. Et puis vous partez du principe qu'ils sont prêts à admettre que la seule autre option est l'anéantissement. Vous connaissez leur religion de cinglés !

— Oui, en effet, soupira Lacy. C'est pourquoi nous n'allons pas leur dire ce que nous faisons tant qu'ils peuvent tout faire échouer. Il va falloir les garder dans l'ignorance quant à nos véritables intentions, en espérant qu'ils comprennent plus tard que nous avions raison.

— Bon Dieu, murmura Yu en s'affaissant dans son siège. Vous en demandez beaucoup, monsieur l'ambassadeur, non ?

— Capitaine, fit Lacy avec un sourire désabusé, nul ne sait mieux que moi quel sac de nœuds je vous confie. Malheureusement, je n'ai pas d'autre sac. Vous pensez pouvoir vous en tirer ?

— Non, monsieur, je ne pense pas, répondit franchement Yu. Mais nous n'avons pas d'autre choix que d'essayer. »

... d'autre choix que d'essayer », fit la voix du capitaine Yu, puis la chambre du Conseil retentit d'un bruit sec : le diacre Sands avait appuyé sur le bouton d'arrêt du magnétophone. Il se tourna vers le Grand Ancien Simonds, mais le regard enflammé de ce dernier était fixé sur le visage fermé de son frère.

— Autant pour vos précieux alliés, Matthieu. Quant à vos propres hommes, ils n'ont pas l'air d'avoir fait mieux ! »

Le Glaive Simonds se mordit la lèvre. L'hostilité du Conseil terrifié était palpable. Tout ce qu'il pourrait dire ne servirait à rien, alors il resta silencieux. La sueur perlait sur son front. Il leva soudain les yeux, ahuri, lorsque quelqu'un d'autre prit la parole.

« Sauf votre respect, Grand Ancien, je ne pense pas que nous puissions tout mettre sur le dos du Glaive Simonds, fit simplement Huggins. C'est nous qui lui avons demandé de retarder les opérations. »

Le Grand Ancien ouvrit des yeux ébahis car Huggins vouait à Matthieu Simonds une haine et une jalousie légendaires. Toutefois, Huggins poursuivit d'une voix ferme.

« Nous avons donné au Glaive les instructions que nous pensions les meilleures, mais nous n'avons pas assez tenu compte des forces de Satan, mes frères. » Il parcourut du regard la table du Conseil. « Cette femme, cette servante de Satan, Harrington, a détruit nos vaisseaux présents à Yeltsin. » Son ton calme, détaché, donnait plus de force encore à sa haine. « C'est elle qui a profané tout ce que nous tenons pour sacré. Elle s'est opposée à l'œuvre de Dieu, et nous ne pouvons blâmer le Glaive car nous l'avons nous-mêmes exposé au venin du Démon. »

Un murmure discret parcourut la table et Huggins se fendit d'un mince sourire.

« Et puis, il y a nos "alliés". Eux aussi des infidèles. Ne savions-nous pas dès le début que leurs objectifs différaient des nôtres ? N'est-ce pas la peur qu'ils nous engloutissent qui nous a menés à préférer l'opération Maccabée à une franche invasion ? » Il haussa les épaules. « Là aussi nous avons fait erreur. Maccabée nous a laissés tomber, s'il a jamais été des nôtres. Soit il a fait une tentative et échoué, soit il ne tentera jamais rien. Or, après leur bataille main dans la main, les apostats et la putain de Manticore vont devenir comme frères. C'est inévitable... si nous permettons au Diable de triompher. »

Il s'arrêta, et Thomas Simonds se passa la langue sur les lèvres dans le silence total.

« Devons-nous déduire de votre dernière remarque, frère Huggins, que vous avez une proposition ? » Huggins acquiesça et les yeux du Grand Ancien s'étrécirent. « Pourrions-nous l'entendre ?

— Les infidèles havriens ne se rendent manifestement pas compte que nous avons découvert la trahison qu'ils projettent », fit Huggins sur un ton très naturel. Le Glaive Simonds se tortilla sur sa chaise et s'abstint de contester l'interprétation que Huggins donnait des intentions de Havre. L'Ancien poursuivit sur le même ton. « Ils nous prennent pour des imbéciles, nous qui nous sommes attelés à l'œuvre du Seigneur. Leur seule préoccupation consiste à nous emprisonner dans une prétendue alliance contre leurs ennemis. Tout ce qu'ils nous diront à partir de maintenant naîtra de cette préoccupation, et ainsi c'est Satan lui-même qui parlera par leur bouche. N'ai-je pas raison? »

Il jeta de nouveau un regard à la ronde, découvrant des visages approbateurs. Les Anciens assemblés arboraient l'expression d'hommes qui ont frôlé le désastre. La catastrophe qui avait démoli leurs plans, le piège dans lequel ils s'étaient jetés – eux et leur planète – les terrifiaient, et leur foi demeurait la seule certitude dans un univers qui s'effondrait.

« Très bien. Si nous ne pouvons pas leur faire confiance, alors il faut concevoir nos propres plans et les concrétiser au nom de Dieu tout en les dissimulant aux dissimulateurs. Ils croient notre cause sans espoir, mais nous, mes frères, nous savons que Dieu se tient à nos côtés. Nous avons été appelés à accomplir son œuvre et nous ne pouvons pas nous permettre de trébucher et d'échouer à nouveau. Il ne doit pas y avoir de Troisième Chute.

— Amen », murmura quelqu'un, et le Glaive Simonds ressentit un certain émoi au fond de lui. Quoi qu'en pensât le capitaine Yu, Simonds était un militaire. La plupart des décisions qui avaient tant irrité le Havrien n'étaient pas le fruit de sa stupidité mais d'un programme dont Havre ignorait tout, et il n'était que trop conscient de la position militaire désastreuse qui en résultait. Pourtant, il était aussi homme de foi. Il croyait, malgré son ambition, malgré son vernis de sophistication, et en écoutant les paroles sereines de Huggins, il entendait sa propre foi l'appeler.

« Satan est habile, continua Huggins. Par deux fois il a éloigné l'Homme de Dieu, par deux fois la femme fut son instrument. Il cherche aujourd'hui à recommencer en utilisant la putain de Manticore et sa servante Harrington. Si nous n'envisageons la situation que par les yeux de la chair, notre position est en effet désespérée. Mais il est d'autres yeux, mes frères. Combien de fois devrons-nous succomber aux ruses du Démon avant de reconnaître la vérité du Seigneur ? Il faut placer en Lui notre confiance et Le suivre comme Meshak, Shadrak et Abed Nego entrant dans la fournaise, ou Daniel dans la fosse aux lions. Moi, je dis que notre position n'est pas désespérée. Je dis qu'elle ne le sera jamais tant que Dieu sera notre guide.

— Aucun doute, ce que vous dites est vrai, frère Huggins, fit le Grand Ancien d'une voix empreinte de respect. Toutefois, nous ne sommes tous que de simples mortels. Quel recours avons-nous maintenant que notre flotte est détruite si les Havriens nous privent également du Tonnerre divin? Comment pourrons-nous repousser toute la puissance de Manticore si le Royaume s'attaque à nous ?

— Nous devons simplement tenir notre rôle, Grand Ancien, répondit Huggins avec une certitude inébranlable. Nous avons en mains le moyen de provoquer la ruine des apostats avant que la flotte de la putain n'intervienne. Il nous suffit de saisir l'épée de Dieu et de lui faire porter le coup fatal pour prouver notre constance dans la Foi et Il confondra la putain, oui, et les infidèles de Havre en même temps.

— Que voulez-vous dire, frère Huggins ? demanda lentement le Glaive Simonds.

— Ne savons-nous pas depuis le début que Manticore est faible et décadente ? Si nos forces sont en possession de Grayson et si aucun des vaisseaux de la putain ne survit pour contester notre version des événements, que pourra-t-elle faire ? Elle reculera devant la lumière de Dieu, et sa main nous protégera puisqu'Il a promis de toujours protéger les Fidèles. Et ne voyez-vous pas qu'Il nous a donné les moyens d'y parvenir ?

Les yeux d'Huggins brûlaient d'un feu messianique et il brandit un doigt long et osseux vers le magnétophone du diacre Sands.

Nous connaissons les plans des infidèles, mes frères ! Nous savons qu'ils comptent nous détourner de notre but et nous abandonner, nous prendre dans leur piège... mais ils ignorent que nous le savons ! » Il tourna son regard intense vers le Glaive. Glaive Simonds ! Si vous aviez le commandement incontesté du Tonnerre divin, combien de temps vous faudrait-il pour prendre l'Étoile de Yeltsin face aux navires manticoriens ?

— Une journée, répondit Simonds. Peut-être moins, peut-être un peu plus. Mais...

— Mais vous n'en avez pas le commandement incontesté, les infidèles y ont veillé. Pourtant, si nous faisons semblant d'être dupes de leurs mensonges, si nous endormons leur vigilance en semblant accepter leurs délais, nous pouvons changer tout cela. » Il lança au Glaive un nouveau regard enflammé. « Quelle proportion de l'équipage du Tonnerre divin reconnaît la Foi ?

— Un peu plus des deux tiers, frère Huggins, mais nombre d'officiers aux postes-clés sont des infidèles. Sans eux, nos hommes seraient incapables de tirer le maximum du vaisseau.

— Mais ce sont des infidèles, fit tout bas Huggins. Des étrangers à la Foi, qui craignent la mort, même au nom de Dieu, parce qu'ils l'envisagent comme une fin plutôt qu'un commencement. Si nous les menions de force au combat et qu'ils devaient se battre ou mourir, ne choisiraient-ils pas de se battre ?

— Si », murmura le Glaive. Huggins sourit.

— Grand Ancien, si on faisait porter aux infidèles de Havre la responsabilité de l'invasion de Yeltsin aux yeux de la galaxie, ils n'auraient plus qu'à faire semblant de nous avoir soutenus en connaissance de cause. Endicott n'est qu'un pauvre petit système stellaire, quel crédit leur resterait-il si la galaxie apprenait que nous les avions dupés pour parvenir à nos fins plutôt qu'aux leurs ?

— La tentation serait grande d'éviter à tout prix un tel embarras, fit lentement l'Ancien.

— De plus, mes frères, ajouta Huggins en balayant encore une fois l'assemblée du regard, si la putain croyait que les Havriens nous soutiennent et que leur flotte est prête à réduire son royaume en cendres, oserait-elle affronter cette menace ? Ou révélerait-elle sa véritable faiblesse devant la lumière de Dieu, abandonnant les apostats à leur destin ? »

Un rude grognement approbateur lui répondit, et il sourit.

« Ainsi Dieu nous montre la voie. Nous allons laisser Havre nous "retarder", mais nous mettrons ce retard à profit pour faire monter à bord du Tonnerre divin davantage des nôtres, jusqu'à ce que nous soyons assez nombreux pour vaincre les infidèles de l'équipage. Nous saisirons le vaisseau et en ferons le véritable tonnerre divin en donnant aux infidèles le choix entre une mort certaine et la vie si les apostats et leurs alliés sont défaits. Nous allons écraser les navires de la servante de Satan et reprendre Grayson des mains des apostats, et la putain de Manticore croira Havre à nos côtés. Et, mes frères, Havre sera bel et bien à nos côtés. Les infidèles n'auront pas le cœur d'admettre que nous les avons bernés. Et mieux encore, nous aurons réalisé leur vœu le plus cher en privant Manticore d'un allié à Yeltsin ! La République populaire est corrompue et ambitieuse. Si nous arrivons à ses fins malgré sa propre couardise, elle accueillera notre triomphe comme le sien !

Il y eut un silence abasourdi, puis quelqu'un se mit à battre des mains. Ce ne fut tout d'abord qu'un applaudissement isolé, mais un deuxième puis un troisième s'y joignirent. En quelques secondes les applaudissements retentirent jusqu'au plafond et le Glaive Simonds se surprit à frapper aussi vigoureusement que les autres dans ses mains.

Il était debout et il applaudissait. Même l'idée que Huggins venait de le supplanter à jamais pour la succession à son propre frère ne pouvait étouffer l'espoir qui était né dans son cœur. Il était entré dans cette pièce persuadé que Masada courait à sa perte, et maintenant il savait qu'il avait eu tort. Il avait laissé sa foi vaciller, il avait oublié qu'ils étaient les Fidèles de Dieu et qu'ils se reposaient sur plus que leurs simples pouvoirs mortels. La grande épreuve de la Foi de son peuple était venue, et seul Huggins l'avait reconnue pour ce qu'elle était : la chance de se racheter enfin de la Deuxième Chute !

Il croisa le regard de l'Ancien et s'inclina, reconnaissant la passation de pouvoir. Et si dans un coin de son esprit il savait que le plan de Huggins n'était qu'un pari insensé, un ultime défi chevaleresque qui devait se terminer par la victoire ou la destruction totale, il choisit de l'ignorer.

Le désespoir avait noyé la raison, car il n'avait pas d'autre choix. L'idée que leurs actes — que ses propres actes — avaient failli à leur Dieu et condamné la Foi était insupportable.

Tout simplement.

Pour L'Honneur de la Reine
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